LeGsIcons-jeU dE jaMBes

autobiographie visuelle de mon époque cul par-dessus tête // a visual autobiography of my topsy turvy time

Ponge sur La jambe d’Alberto Giacometti. in Lyre. Gallimard

Voici le moment venu, je crois, d’interloquer notre génération en lui proposant une vérité saisissante – la plus émouvante pour elle à concevoir – dont nous dûmes pourtant attendre qu’elle la produise strictement elle-même. La moindre statuettes de Giacometti nous en fournit le gage formel : pour qu’une telle génération – la nôtre – montre ainsi en gloire ses étamines, il faut qu’elle soit à l’heure de son complet épanouissement…

Giacometti naquit en 1901 à Stampa (Suisse) dans un village de montagne; c’est à dire au coeur rude de l’Europe; mais tourné plutôt vers l’Italie. Sa mère, un rocher (il lui ressemble), avait épousé un champ de fleurs (ce peintre était me dit-on le meilleur représentant de l’école impressionniste); elle en eut trois fils; comme la Suisse elle-même : un rocher et deux pins. 

C’est donc de la façon la plus commune qu’Alberto, né ans l’ère des objets d’art, fut déterminé à devenir artiste; il fut envoyé à l’Académie. Mais il était doué de la seule qualité qui permette de produire quelques chefs-d’oeuvre : passionnément sensible au monde, ou peut-être à une certaine chose du monde – il la désirait avec une telle ardeur, un tel respect, de tels scrupules, qu’il devait connaître à son propos le tourment le plus général, – et l’absurde de l’expression. C’est ici que les questions les plus profondes se posent. Pourquoi devenir sculpteur ? Il décida alors de devenir lui-même. 

Quelques-uns donc parmi notre génération différèrent ainsi de se produire. Comme ils le purent; à leur façon. Ce n’étaient pas les moins forts, ni les moins sensibles: on s’en aperçoit seulement. 

C’est qu’ils s’y tenaient au coeur, en tiges, longtemps cachés par de plus brillants et caducs développements latéraux. Ceux-ci déjà se flétrissent, dont je parlerais moins volontiers, qui par leur réunion convergente d’abord formèrent la pointe en bouton; puis furent un temps les plus magnifiques. On en fait déjà des fagots pour chauffer la marmite des rustres – tandis qu’on respecte les premiers, depuis qu’on aperçoit à leur faîte le turion de la vie. On n’en finira plus commodément avec eux. Plus tard, ils feront des mâts de navire, – et longtemps, dans les nuits de l’avenir, c’est d’eux que dépendra le balancement des étoiles. 

Pourquoi devenir sculpteur ? Bergers, vous allez nous le dire: 

Houlette de Louis, houlette de Marie, 

Dont le fatal appui met notre bergerie 

Hors du pouvoir des loups, 

Vous placer dans les cieux en la même contrée

Des balances d’Astrée, 

Est-ce un prix de vertu qui soit digne de vous? *

Comme tout berger de montagne, Giacometti, sujet aux apparitions, n’a de cesse au cours de la même nuit qu’il ne les ait transformées en houlette. Peut-être, comme Jupiter, pour tenir la foudre en son poing?…

L’opération – pourtant d’autant moins facile qu’elle porte sur la plus petite chose, ce noeud : il ne s’agit de rien d’autre en somme que de faire d’un SPECTRE un SCEPTRE – ne nécessite sans doute qu’un travail mental énorme, et un canif.

Bergers  au petit jour se trouvent changés en rochers… Et c’est pourquoi sans doute l’on voit souvent, dans le quartier du café de Flore, se promener ce rocher, large et hirsute figure grise, marquée encore des stigmates de son tourment de la nuit: terrifié encore par ces frêles et menaçantes silhouettes d’arbres grêles autour de lui, ou de ces chèvres. Oui, du sculpteur à ses statuettes, le rapport est le même en effet que d’un cyclope à une nymphe (maigre), de Polyphème à Galatée : désir en surplomb, lorgnette abrupte – colossale différence de proportions. 

Pour parler de Giacometti et de son oeuvre, il fallait attendre de n’avoir plus qu’une chose à dire, à la fois la tenir à distance et la serrer de près. L’oeuvre d’ailleurs mérite qu’à son propos l’on abrège. Quitte à faire rouler au trou d’elle, pour la tenir seule, quelques gros rochers, par jalousie. 

Pourquoi donc fus-je tenté d’abord d’en parler subjectivement? Pourquoi, si différent d’elle que je me conçoive (et peut-être on ne peut plus différent), pensais-je n’en pouvoir trop m’en séparer? Bien plus, pourquoi me paraît-il que tout homme, au regard de la moindre de ses sculptures, doive connaître la même impression? Peut-être l’ai-je compris… La raison m’en est apparu comme un songe, t la voici… Ah! je crois que je la tiens! mais elle reste toujours à distance! Pourrons-nous l’approcher un peu ? Nos raisons, à partir d’ici, seront nécessairement un peu floues…

Bien sûr, elles tiennent au caractère même de ces apparitions. 

D’aucuns y voient des “grumeaux d’espace…”** D’autres … Non, chère amie! Bien que je vous sache gourmande et que vous y mettiez de l’esprit, non ! Bien qu’elles aient maigri au feu d’une passion très ardente – et qu’à la vue de certaines photographies l’image fâcheusement s’en impose – Non! Il serait malséant, je vous l’assure, de voir, dans ces figurines, des brochettes de petits rognons. Assez là-dessus, je vous en conjure! Vous me fâcheriez!

Ne nous mésallions qu’à la philosophie…

La mode au surplus le légitime et l’époque le justifie. De quel ordre d’apparitions s’agit-il? Religieuse, cela va sans dire, mais quelle est la religion du berger? Il s’agit de ce que notre époque a en tête, de son souci, de sa foi. Qu’est-ce donc qui nous met en souci? Qu’est-ce donc qui nous crucifie? Et de qui donc pouvons-nous dire, comme Pascal de Jésus, qu’il ne cessera d’être en croix tant que durera le monde, qu’on ne peut penser qu’à cela? 

L’Homme … La Personne humaine … La Personne libre … Le J E … A la fois bourreau et victime….A la fois chasseur et gibier…

L’homme – et l’homme seul – réduit à un fil _ dans le délabrement et la misère du monde – qui se cherche – à partir de rien. 

Exténué, mince, étique, nu. Allant sans raison dans la foule. 

L’homme en souci de l’homme, en terreur de l’homme. S’affirmant une dernière fois en attitude hiératique d’une extrême élégance. Le pathétique de l’exténuation à l’extrême de l’individu réduit à un fil. 

L’homme sur son bûcher de contradictions. Non plus même crucifié. Grillé. Vous aviez raison, chère amie. 

L’homme sur son trottoir comme une tôle brûlante; qui n’en peut détacher ses gros pieds. 

Ah! depuis la sculpture grecque, que dis-je depuis Laurens et Maillol, l’homme a bien fondu au bûcher!

C’est sans doute que depuis Nietzsche et Baudelaire la destruction des valeurs s’est accélérée. 

Elles dégouttent autour de lui, ses valeurs, ses graisses, pour alimenter son bûcher! 

L’homme non seulement n’a plus rien; mais il n’est plus rien; que ce J E. 

ça n’a plus de nom… Qu’un pronom!

C’est ce J E que vous avez réussi à faire tenir debout sur son jambage, sur son pied monstrueux, Cher Alberto. 

Cette apparition mince et floue, qui figure en tête de la plupart de nos phrases. Ce fantôme impérieux. 

Merci!

Car, grâce à vous, nous le tenons, ce pourceau de l’intelligence, l’homme, ce sceptre, ce fil! notre dernière dieu. 

Même sous le nom de PERSONNE, il ne pourra plus nous crever les yeux. 
Il ne s’agit que de prendre garde, et de surveiller son agonie. 

*Malherbe

** J-P Sartre

Comments are closed.